
Pour une présentation / impression optimales : Si une mesure heurte les esprits depuis son introduction fin 2017, c’est bien le dispositif refusant l’imputation des pertes fiscales (et d’autres déductions assimilées) en cas de redressement avec accroissement appliqués de 10 % ou plus (cf. l’art. 206/3, § 1er, al. 2, du CIR 92) ; malgré trois arrêts de la Cour constitutionnelle l’ayant validé[1] et une réforme du régime de sanction (première infraction) largement liée, la perplexité demeure et quatre nouvelles questions préjudicielles sont encore sur les rails pour test de constitutionalité[2] ; sans procéder ici à une analyse complète, les incohérences grevant ce dispositif – qui amalgame l’impôt et sa sanction – apparaissent aussi irréductibles que parait naturelle l’approche pour les pallier : la limitation de l’application de la non-imputation des pertes fiscales (et autres) au seul calcul des accroissements (cf. l’art. 444 du CIR 92) en sorte que les contrevenants soient effectivement sanctionnables, sans l’altération du calcul de l’impôt pour certains d’entre eux. |
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1. Texte légal : L’article 206/3, § 1er, al. 2, du Code des impôts sur les revenus (« CIR 92»), anciennement l’article 207, al. 1er et 7, du CIR 1992, en question, a été introduit par la loi du 25 décembre 2017 portant réforme de l’impôt des sociétés (M.B., 29.12.2017), en vigueur à compter de l’exercice 2019, et prévoit que (ci-après, le « dispositif ») :
est imposable, sans « aucune des déductions déterminées aux articles 199 à 206, 536 et 543, ou compensation avec la perte de la période imposable ne peut être opérée à l’exception des revenus déductibles conformément à l’article 205, § 2 », la partie du résultat qui fait l’objet d’une rectification de la déclaration visée à l’article 346 ou d’une imposition d’office visée à l’article 351 pour laquelle des accroissements d’un pourcentage égal ou supérieur à 10 p.c. visés à l’article 444 sont effectivement appliqués, à l’exception dans ce dernier cas des revenus déductibles conformément à l’article 205, § 2. »
Sur base de cette disposition, les déductions non-imputables en cas des redressements sont bien entendu les pertes fiscales, mais aussi la perte de la période imposable et d’autres déductions assimilées[3] (ci-après, les « reports fiscaux visés »).
2. De son côté, l’article 444 du CIR 1992 prévoit, en son état actuel, notamment que :
« En cas d’absence de déclaration, de remise tardive de celle-ci ou en cas de déclaration incomplète ou inexacte, les impôts dus sur la portion des revenus non déclarés ou déclarés tardivement, déterminés avant toute imputation de précomptes, de crédits d’impôt, de quotité forfaitaire d’impôt étranger et de versements anticipés, sont majorés d’un accroissement d’impôt fixé d’après la nature et la gravité de l’infraction, selon une échelle dont les graduations sont déterminées par le Roi et allant de 10 % à 200 % des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés ou déclarés tardivement. (al. 1)
[…]
« Il est renoncé à l’accroissement d’impôt pour la première infraction commise de bonne foi. » (al. 3)[4] (nous soulignons/surlignons).
Conformément à cette disposition, les accroissements se voient calculés sur les impôts effectivement « dus » à l’issue du contrôle, avec la conséquence que, si des pertes fiscales (et autres reports) sont disponibles, il advient en règle non seulement qu’aucun impôt, mais aussi aucuns accroissements, ne soient dus sur les redressements.
3. Travaux parlementaires : Étant ce contexte, lors des travaux préparatoires, le nouveau dispositif précité a été justifié comme suit :
« la présente disposition complète l’article 207, alinéa 2, CIR 92 actuel (devenu l’alinéa 7) afin de garantir l’imposition effective des suppléments à la suite de contrôles.
Pour inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration, il n’y aura dorénavant, exception faite des déductions pour RDT non-encore effectuées pour l’année même, plus de déduction fiscale autorisée (cela vaut aussi pour les pertes de l’année d’exercice même) sur les suppléments de la base imposable qui sont établis à la suite d’un contrôle fiscal (base imposable minimale). Cette mesure vise également à obtenir une plus grande conformité des pratiques fiscales (‘ compliance ‘).
Toutefois, cette disposition ne s’appliquera qu’en cas d’application effective des accroissements visés à l’article 444, CIR 92, d’un pourcentage égal ou supérieur à 10 p.c.
La taxation effective sans déduction d’éléments déductibles sur les suppléments de base imposable sera d’application lorsqu’un accroissement d’impôt est effectivement appliqué. Dans les cas où un accroissement de 10 p.c. est applicable mais qu’il n’est pas effectivement appliqué (en l’absence de mauvaise foi), la mesure ne trouvera pas à s’appliquer si cela concerne une première infraction.
Dans les autres cas l’impôt devra toujours être effectivement payé par le contribuable.
La disposition en projet s’appliquera donc toujours en cas de fraude, le taux des accroissements étant dans ce cas toujours d’au moins 50 p.c. » (cf. Trav. Parl., Ch., Doc. 54 2864/001, sess. 2017 – 2018, p. 13, pp. 94-95 – nous soulignons/surlignons).
4. À la lecture, cet extrait apparait justifier le dispositif par des « motifs » de deux ordres : d’une part, « garantir l’imposition effective des suppléments à la suite de contrôles» (premier motif) et, d’autre part, « inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration » (second motif).
5. L’objet des sections qui suivent n’est pas de commenter le dispositif en tous ses aspects, mais plutôt d’émettre certaines réflexions critiques qui – à notre estime – sont encore sujettes à clarification par la Cour constitutionnelle.
2. Examen des motifs dans les premiers arrêts de la Cour constitutionnelle
6. Principe d’égalité et de non-discrimination en matière fiscale : Selon la formule consacrée, le principe d’égalité et de non-discrimination ( les art. 10, 11 et 172 de la Constitution) requiert que le traitement différencié ou identique entre des catégories de contribuables « repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée », « en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée », en sorte qu’il existe un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (n°129/2024, B.3 ; voy. p.ex. : C. const., 13 mars 2025, n°43/2025, B.6.1 ; C. const., 25 février 2021, n°27/2021, B.5.1 ; C. const., 28 mai 2020, n°76/2020, B.12).
7. Traitement identique au regard de l’objectif de sanction du dispositif : Dans ses premiers arrêts, la Cour constitutionnelle a pu examiner les justifications du dispositif et, à cet égard, s’est fondée sur l’extrait précité des travaux préparatoires (voir point 3) qu’elle a chaque fois reproduit en intégralité[5]; en l’occurrence, c’est le second motif visant à assurer le respect correct des obligations de déclaration – et non le premier motif d’ordre budgétaire – que la Cour a mis (seul) en exergue comme objectif du dispositif[6] ; celle-ci explique ainsi, en visant l’un et l’autre des motifs, que :
« [la mesure] a été justifiée par la volonté d’inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration fiscale. […] Accepter la compensation ou la déduction des pertes dans les cas dans lesquels il est justifié que l’administration fiscale inflige une sanction sous la forme d’un accroissement d’impôt[7] reviendrait à diminuer, voire à neutraliser l’effet de celle-ci lorsque l’importance des pertes est telle qu’elles aboutissent à réduire ou à absorber entièrement le revenu imposable. » (n°129/2024, B.6.1 et B.6.2 ; n°90/2025, B.12 – nous soulignons/surlignons)[8], et que :
« Une telle conséquence irait à l’encontre de l’objectif de la sanction » (n°129/2024, B.6.2 ; n°90/2025, B.12 – nous soulignons) et, dans le dernier arrêt, « pourrait faire naître une égalité de traitement dénuée de justification entre les contribuables qui ont correctement rempli leurs obligations de déclaration et ceux qui n’ont pas rempli correctement ces mêmes obligations. » (n°90/2025, B.12 – nous soulignons/surlignons).
La Cour clôture ces réflexions en ajoutant que :
« Elle risquerait en outre d’entraîner des différences de traitement injustifiables entre les contribuables n’ayant pas introduit leur déclaration dans les délais et susceptibles de se voir infliger la sanction en cause selon qu’ils sont en mesure, ou pas, de déduire des pertes. » (n°129/2024, B.7 – nous soulignons/surlignons ; voir ég. n°90/2025, B.12, qui reproduit cette même tournure, mais pour les « contribuables qui ont introduit leur déclaration de manière incomplète ou inexacte »).
8. En synthèse, la Cour en retire logiquement que « Au regard de l’objectif poursuivi, à savoir l’effectivité de la sanction de l’accroissement d’impôt, les catégories de contribuables comparées par la première question préjudicielle [à savoir, entre autres, ceux selon qu’ils disposent ou non des reports fiscaux visés] ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes» (n°129/2024, B.7 – nous soulignons/surlignons ; voir ég. : , B.11.1 et n°90/2025, B.12)
9. L’on ne peut qu’acquiescer à ces considérants : les contribuables qui n’ont pas correctement remplis leurs obligations fiscales (qu’il s’agisse d’une absence de dépôt ou d’un dépôt tardif, incomplet et/ou inexact) se trouvent, en effet, dans des situations identiques (non « essentiellement différentes ») au regard de l’objectif d’effectivité de la sanction de l’accroissement et ne doivent donc pas pouvoir y réchapper au seul motif qu’ils disposent (ou non) des reports fiscaux visés.
10. D’où l’objet du présent questionnement : puisque les contrevenants aux obligations fiscales se trouvent dans une même situation au regard de l’objectif d’effectivité de la sanction des accroissements visé par le dispositif, comment justifier – hors pour l’application de ceux-ci – que celle-ci devrait (ou pourrait même) être plus sévère pour les seuls contribuables qui disposent des reports fiscaux visés ?
3. Distinguer entre la sanction, l’impôt et la procédure
11. Nature distincte de l’impôt et de l’accroissement : Par définition, dans notre système fiscal, l’ impôt se distingue de la sanction, et c’est bien l’accroissement – et non l’impôt en tant que tel – ni la procédure de taxation – qui sanctionne les manquements fiscaux constatés (qu’il s’agisse d’une absence de dépôt ou d’un dépôt tardif, incomplet et/ou inexact de la déclaration).
Ainsi, la Cour constitutionnelle oppose l’impôt – défini comme « un prélèvement pratiqué par voie d’autorité » – aux accroissements de l’article 444, précité, qui constituent une sanction « afin de prévenir et de réprimer la fraude qui découlerait de l’absence de déclaration fiscale ou du caractère incomplet ou inexact de la déclaration » et qui peuvent entraîner pour l’administration « un risque supplémentaire de ne pas recouvrer le juste impôt » et « la nécessité de consacrer des moyens financiers et des ressources humaines en vue d’opérer les vérifications nécessaires à cette juste perception » (C. const., 17 novembre 2022, n°149/2022, B.2.1 ; C. const., 23 janvier 2019, n°7/2019, B.5.1 ; voy. ég. : n°129/2024, B.4.1).
De même, de jurisprudence classique, la procédure d’imposition d’office « n’est pas une sanction fiscale et ne permet pas à l’Etat de percevoir plus que ce qui est légalement dû » (voir not. la notice sous Cass., 24 septembre 1963, Pas., 1964, p. 88 ; Cass., 24 juin 1969, Pas., p. 989)[9].
12. Qualification pénale du dispositif : Dans son dernier arrêt (n°90/2025), la Cour confirme que le dispositif de l’article 207, al. 7, en cause, lu en combinaison avec l’article 444, alinéa 2, du CIR 92, est à considérer comme une « sanction de nature pénale » ( art. 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme).
Après avoir rappelé les enseignements applicables (B.17.2 et B.17.3), la Cour constate en effet que :
« la mesure poursuit avant tout un objectif préventif et répressif » et que ses « conséquences […] peuvent sembler lourdes dans certains cas, ainsi qu’en atteste le litige au fond » (B.17.4) pour conclure que « le caractère répressif prédomine dans la limitation de déduction et dans l’accroissement d’impôt » en sorte qu’il s’agit bien d’une « sanction de nature pénale » (B.17.5) (nous soulignons).
13. L’altération (aggravation) du calcul de l’impôt dû par les contribuables qui disposent des reports fiscaux visés constitue une sanction supplémentaire, qui n’a rien d’anodine et vient s’ajouter aux accroissements.
14. Plus généralement, cette analyse n’est pas sans rapprochements possibles avec celle sur la cotisation pour commission secrète (voir not. : const., 6 avril 2000, n°44/2000 ; C. const., 6 juin 2014, n°88/2014 ; C. const., 2 décembre 2021, n° 176/2021).
15. Impact du dispositif pour le calcul des accroissements (justifié) : Au regard de son « objectif d’effectivité de la sanction des accroissements » (voir points 7 et 8), il est manifestement nécessaire – mais également suffisant – que le dispositif en cause (e. la non-déduction des reports fiscaux visés en cas de contrôle) fût limité dans son application au seul calcul de la « sanction » (i.e. des accroissements) à l’exclusion de « l’impôt » en tant que tel.
16. Pour ce faire, et quoique ce n’ait pas été l’approche suivie, le dispositif pouvait être limité (prévu) uniquement à l’article 444 du CIR 92 (reproduit au point 2) ; cette approche n’aurait rien de neuve et a déjà été appliquée audit article pour y prévoir le calcul des accroissements avant déduction de divers crédits imputables (tels que les versements anticipés et certains précomptes), dans ce même but précis d’empêcher que ces crédits aboutissent à une absence de sanction du manquement ( Loi-programme du 27 décembre 2012[10]; voir ég. : C. const., 23 janvier 2019, arrêt n°7/2019, B.5 et B.9.3).
17. À l’instar de ces crédits, l’accroissement applicable s’avèrerait ainsi calculé sur l’impôt (théorique/corrigé) relatif aux revenus non déclarés (ou déclarés tardivement) avant imputation d’aucuns des reports fiscaux visés, en sorte que tous les contrevenants se retrouvent bien sanctionnés de manière identique qu’ils disposent ou non de reports fiscaux ; pour illustration :
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Résultat redressé |
Reports fiscaux |
Isoc normal (25 %) |
Accroissements (p.ex. : 10 %) |
A |
100.000 |
0 |
25.000 |
2.500 |
B |
100.000 |
150.000 |
0 |
2.500 |
18. Application du dispositif pour l’impôt : Inversement, dès lors que le dispositif permet d’infliger les accroissements dédiés, l’objectif d’effectivité invoqué est atteint – et ne justifie donc pas en soi – d’appliquer en sus une sanction supplémentaire (e. le recalcul défavorable de l’impôt dû) pénalisant les seuls contribuables disposant des reports fiscaux visés (voir points 15).
19. À manquements et accroissements équivalents, le choix d’étendre encore (ou non) le dispositif à l’impôt en tant que tel comporte une antinomie irréductible : cette extension revient à pénaliser plus lourdement les contribuables qui disposent des reports fiscaux visés (qui n’ont donc pas évité un impôt actuel, sinon même futur) que ceux qui n’en disposent pas (et ont donc bien évité un impôt actuel).
20. En l’état, au motif de contraintes techniques (inexistantes) tenant au calcul des accroissements sur l’impôt « dû », l’on est passé d’un extrême (où les contribuables disposant de reports fiscaux n’étaient pas même sanctionnables par des accroissements) à un autre (où ceux-ci sont désormais pénalisés plus lourdement que les autres) (comp. ég. : C. const., 23 janvier 2019, n°7/2019, B.9.3)[11].
21. Pareille approche rompt à notre estime l’égalité de traitement que la Cour constitutionnelle a elle-même constaté devoir prévaloir entre ces différentes catégories de contribuables (points 7 et 8) et l’on perçoit difficilement ce qui justifie objectivement et raisonnablement cette sanction supplémentaire.
22. Ces extrémités amènent inévitablement à des situations choquantes, auxquelles les juridictions suppléent en définitive au gré des cas concrets, en particulier sur base du principe de proportionnalité (voir point 26).
23. Appréhension dans les premiers arrêts de la Cour constitutionnelle : Jusqu’à présent, et compte-tenu des questions lui ayant été déférées, l’analyse de l’impact sur l’impôt a été largement rapportée par la Cour à celle des accroissements[12], tout en ne validant en définitive le dispositif qu’au regard des autres garanties disponibles dans les cas tranchés, telles que (i) la possibilité de renoncer aux accroissements en cas de première infraction (n°129/2024, B.8, et n°90/2025, B.13.3) et (ii) les principes de bonne administration, d’égalité, de proportionnalité et autres s’imposant à l’administration (n°90/2025, B.13 et B.18), mais aussi – pour ce qui concerne l’incidence sur l’impôt – le fait que (iii) les « pertes peuvent être reportées et déduites lors d’un exercice fiscal ultérieurs » (n°129/2024, B.8) et que « l’avantage fiscal lié à la déduction des pertes n’est pas perdu» (n°129/2024, B.8 – nous soulignons).
24. Prospectives : Outre que ces garanties risquent de montrer leurs limites (la sanction étant supposée « automatique »), les objections élevées ci-avant quant au caractère discriminatoire de l’impact sur l’impôt restent ouvertes ; à ce stade, la Cour ne semble pas avoir livré son dernier mot et, notamment, quant à la portée exacte à conférer à ses tempéraments visant l’impôt ( point 23 (iii) ci-avant) ; la Cour sera prochainement amenée à se repencher sur cet aspect dans le cadre de la question préjudicielle 8470 (absence de distinction par le dispositif entre les sociétés liquidées et non-liquidées).
4. Caractère disproportionné de l’accroissement et interdiction relative du cumul des sanctions
25. Caractère disproportionné de l’extension du dispositif à l’impôt : Hors la question du caractère discriminatoire de cette extension du dispositif à l’impôt (voir titre précédent), et comme l’aura déjà souligné la Cour dans ses premiers arrêts, le fait que le dispositif constitue une sanction de nature pénale (point 12) implique de respecter toutes les garanties qui y sont attachées, dont l’interdiction (relative) du cumul de sanctions[13], le contrôle de pleine juridiction et le principe de proportionnalité ( not. : n°129/2024, B.8 ; n° 90/2025, B.18)[14].
26. Sur base desdits principes, les juridictions se considèrent en règle compétentes pour vérifier si les sanctions cumulées appliquées (incluant l’application du dispositif) ne s’avèrent pas objectivement disproportionnées au regard de la situation considérée[15].
27. À cet égard, il parait légitime de soutenir que ce traitement plus sévère des seuls contribuables disposant de reports fiscaux pour le calcul de leur impôt constitue un élément objectif attestant du caractère disproportionné du dispositif à ce niveau.
5. Spécificité au cas de la déclaration tardive
28. Déclaration tardive – positions dans les premiers arrêts : Sur ce cas de figure, la Cour constitutionnelle relève que : « Au regard de l’objectif poursuivi, à savoir l’effectivité de la sanction de l’accroissement d’impôt, les catégories de contribuables comparées par la première question préjudicielle [ceux qui ont déposé tardivement leur déclaration] ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes » (n°129/2024, B.7).
La Cour relève entre autres qu’il n’y change rien que « le contribuable a introduit sa déclaration avant de se voir notifier l’imposition d’office » ou encore « l’administration a utilisé les données qui ont été introduites tardivement par le contribuable lui-même, sans les modifier » (n°129/2024, B.7).
29. Même si tout retard doit pouvoir être effectivement sanctionné, cela ne signifie pas pour autant – et tel n’est pas ce qui dit la Cour – que tous les retardataires se trouvent au surplus dans le même degré de gravité (p.ex. : régularisation spontanée, à plus ou moins bref délai, suite au contrôle, etc.) ; aussi, comme rappelé ci-dessus (point 23), la Cour ne conclut au caractère proportionné du dispositif en ces hypothèses qu’en regard des tempéraments l’encadrant et, en particulier, l’existence de la faculté de renonciation à l’accroissement (n°129/2024, 8.).
30. Déclaration tardive – compétence liée ou non : Cette assimilation du retard de dépôt à l’absence de dépôt trouve ses racines dans la procédure de taxation (déclaration et établissement de l’impôt) et, en particulier, dans les termes exprès de l’article 351 du CIR 92 (et ses prédécesseurs[16]), desquels il ressort que « le retard dans la déclaration entraîne l’irrégularité de celle-ci et équivaut, au point de vue des effets, à l’absence de déclaration » ( const., 23 janvier 2019, n°7/2019, B.3.1, et la jurisprudence y citée).
31. Au niveau de la procédure, il n’en demeure pas moins une différence notable : en présence d’une déclaration tardive, si l’administration se limite à reprendre les éléments déclarés tardivement, et même si telle n’est pas la pratique recommandée (Com.IR. n°351/2) ni suivie (Q.P. du 29.04.2025, n°56004685C, de M. H. Bayet), il faut constater que celle-ci dispose dans ce cas du choix « d’enrôler l’impôt » sur pied de la procédure ordinaire « sans qu’il soit nécessairement besoin de recourir à la procédure de taxation d’office, qui ne constitue qu’une faculté et non une obligation pour l’administration » ( Cass., 23 janvier 1992, Pas., 1992, I, 455 ; Cass., 26 mai 1994, Pas., 1994, I, p. 517 ; Cass., 12 janvier 1948, Pas., 1948, I, p. 20) ; en outre, sans préjudice des obligations de motivation des accroissements, ceux-ci ne doivent faire l’objet « d’aucun avis de rectification de la déclaration » ou « notification préalablement à son enrôlement » (cf. Cass., 7 février 2002, F.00.0001.N ; Cass., 17 février 2000, F.96.0080.N).
Pareilles latitudes n’existent pas si la déclaration est manquante, incomplète et/ou erronée, auquel cas un avis de taxation d’office ou de rectification est requis.
32. Dès lors que ce choix revêt un impact en termes de sanctions (not. sur l’application d’accroissements et, désormais, du dispositif), et non plus sur la procédure ( le renversement de la charge de la preuve), il s’agirait d’en tirer les conséquences utiles (que ce soit sur le caractère lié ou non de la compétence de l’administration, le contrôle de pleine juridiction et/ou le critère de proportionnalité).
33. L’on ne reviendra pas ici sur d’autres controverses liées à l’article 444 du CIR 92 (et ses prédécesseurs), notamment avant que le cas de la déclaration tardive ne soit rajouté expressément dans son texte (suite aux lois des 30 juin 2017, 27 juin 2021 et du 5 juillet 2022[17]), mais qui était interprété comme tel par une jurisprudence constante jusqu’il y a peu[18]; pour le sujet qui nous occupe, ces débats rappellent à tout le moins qu’il n’existe aucun parallélisme inhérent entre le champ d’application des procédures de taxation et celui des sanctions.
6. Remarques conclusives
34. L’on aura saisi l’objet du propos qui précède : la non-imputation des pertes fiscales (et autres reports fiscaux) en cas de suppléments suite à un contrôle ( art. 206/3 du CIR 92) apparait à notre estime à cantonner au calcul des accroissements, et, dès lors, à limiter à la disposition dédiée (cf. art. 444 du CIR 92).
Les accroissements constituent le régime de sanction de droit, applicable à tous les contrevenants, et l’on ne comprend guère pourquoi les contribuables disposant de reports fiscaux devraient – outre ces accroissements – se voir en plus pénalisés par un recalcul (automatique et défavorable) de leur impôt.
35. Finalement, l’histoire se répète inlassablement et quelle ne fût pas la surprise de lire dans les déclinatoires de l’avocat général Ganshof van der Meersh précédant l’arrêt du 23 mai 1950 (précité) ce qui suit :
« C’est, ai-je dit, une erreur de croire que le mal infligé au citoyen parce qu’il a manqué à son obligation légale, c’est-à-dire la sanction, telle que vous l’avez définie dans votre arrêt du 6 octobre 1937, se trouve dans la taxation d’office.
Or, que voit-on se produire dans la pratique administrative ?
L’administration, lorsqu’elle doit ‘porter au triple’ la portion des revenus non déclarée, agit comme si elle avait un remords en raison de la sévérité du système légal. Perdant de vue à la fois le caractère d’amende fiscale de l’accroissement et son caractère obligatoire, elle se borne à augmenter cette portion de l’impôt dans des proportions moindres que celle que la loi prévoit, avec une générosité dont la loi ne lui permet pas d’user, et en même temps, et tout aussi illégalement, elle ignore, dans l’opération de taxation d’office à l’impôt, les règles que la loi rend obligatoires, comme si elle pouvait ‘compenser’ ici la générosité dont elle a donné là Je témoignage. »
36. Plus généralement, outre le déséquilibre et l’inflexibilité du régime, l’on ne peut évidemment que s’interroger sur l’opportunité d’avoir créé de telles interférences entre la procédure de taxation, le calcul de l’impôt, et les sanctions applicables, avec les nombreux questionnements que celles-ci ne manquent pas d’occasionner ; ce faisant, le dispositif commenté apparait également avoir fait œuvre de précédent.
37. Comme d’autres mesures fiscales, le dispositif en question ne manquera pas de continuer à alimenter les débats juridictionnels sinon même, avec un certain optimisme, des discussions politiques à venir.
Eric-Gérald Lang – info@langlegal.be – 14 octobre 2025 – Tous droits réservés – Dépôt légal : 14.10.2025.
[1] Voir : C. const., 26 septembre 2024, n°100/2024 ; C. const., 21 novembre 2024, n°129/2024 ; C. const., 19 juin 2025, n°90/2025, disponibles sur www.const-court.be (décisions référencées par la suite exclusivement par leur numéro de rôle).
[2] Q. préj. n°8442 (du 17.03.2025) ; n°8470 (du 02.05.2025) ; n°8475 (du 08.05.2025) ; et n°8538 (du 26.09.2025) (avis non déjà paru).
[3] Sont ici notamment visées : les déductions pour investissement, la déduction pour revenus d’innovation, la déduction des transferts intra-groupe , la déduction pour capital à risque, hors toutefois la déduction pour revenus définitivement taxés (RDT).
[4] Alinéa tel que récemment remplacé par la loi-programme du 18.07.2025 (MB 29.07.2025) et commenté dans la Circulaire 2025/C/49 du 28.07.2025 ; jusqu’alors, et dans leur version dans les arrêts visés ci-après, cet alinéa se lisait comme suit : « En l’absence de mauvaise foi, il peut être renoncé au minimum de 10 % d’accroissement. ». Pour de premiers commentaires sur l’interprétation de cette renonciation (faculté ou obligation) et l’impact de sa modification, voir not. : J. Van Dyck, « Pas d’accroissement pour une première infraction : une victoire à la Pyrrus ? », Fisc., 2025, 1885, 1 ; J. Van Dyck, « Un ‘ensemble’ d’infractions et pourtant pas d’accroissement d’impôt », Fisc., 2025, 1893, 9 ; J. Van Dyck, « Première infraction : de ‘sanction éventuelle’ à ‘avertissement’, Fisc., 2025, 1869, 10).
[5] Voir : n°100/2024, B.1.2 ; n°129/2024, B.1.4 et B.6.2, et n°90/2025, B.1.3.
[6] À propos du premier motif, le Conseil des Ministres explique qu’il s’agissait d’ « élargir la base imposable pour compenser la réduction [du taux de l’impôt des sociétés] […] dans le cadre d’une réforme neutre du point de vue budgétaire » et « faire en sorte que des contrôles fiscaux donnant lieu à des rectifications […] se traduisent par des cotisations fiscales » (n°90/2025, point A.6.2) ; selon ces explications, ce motif exprime un objectif budgétaire et non uniquement un « moyen » d’atteindre l’objectif répressif visé par le second. Le motif budgétaire demeure toutefois propre à tout impôt et ne permet pas en soi de justifier une différence de traitement entre les contribuables comparables (voy. p. ex. : Cass., 13 mai 2022, R.G. n° F.21.0102.F ; Cass., 31 janvier 2020, R.G. n° F.18.0054.F ; Cass., 28 février 2014, R.G. n° F.13.0112.F ; disponibles sur www.juportal.be).
[7] Dans son arrêt n°90/2025, la Cour se montre plus spécifique encore : « sous la forme d’un accroissement calculé sur l’impôt dû » (point B.12).
[8] Cette position reprend en substance celle du Conseil des Ministres, qui a exposé en particulier que « cette disposition corrige le défaut qui était lié au mode de calcul de l’accroissement, qui nécessitait , pour être effectif, qu’un impôt soit dû » et que « si les pertes pouvaient réduire la base imposable de l’exercice, l’accroissement ne pourrait pas pleinement s’appliquer » (n°129/2024, points A.2.1. et A.2.2.).
[9] Sur ce sujet, voy. not. : Cass., 23 et 30 mai 1950, Pas., I, 669 et 688 ; F. Stévenart Meeûs (Dir.), Manuel de procédure fiscale, Anthemis, 2025, pp. 482 et ss.
[10] M.B., 31.12.2012.
[11] Pareille sanction supplémentaire revient en définitive à postuler que la sanction des accroissements est insuffisante en elle-même et que l’impôt ordinaire constitue une sanction pour les contrevenants ne disposant pas de reports fiscaux (voir aussi point 11) ; outre que l’impact réel de cette sanction supplémentaire (report à plus ou moins long terme et/ou perte définitive des avantages fiscaux visés) dans le chef du contrevenant est sans le moindre rapport avec le manquement commis (mais dépend de sa situation économique, p.ex. : son secteur, stade de développement, santé financière, conjoncture, etc.).
[12] La Cour pointe par exemple que le dispositif a « certes une incidence sur le montant d’impôt finalement dû » (n°129/2024, B.7) ou encore que « une limitation de déduction et un accroissement d’impôt constituent en quelque sorte le prolongement de la dette fiscale, étant donné qu’ils se calculent en fonction de cette dernière » (n°90/2025, B.17.6).
[13] Voy. partic. : C. const., 17 novembre 2022, n°149/2022 ; Cass., 21 avril 2022, F.20.0156.N ; C. const., 23 janvier 2019, n°7/2019, B.12.3 et 12.4 et Q.P. de M. Gilkinet, n°20029, Ch., CRIV, 53 Com 837, p. 14 ; pour une application, voy. p.ex. : Trib. Br. w. (14e ch.), 2 juin 2025, R.G. 23/1797/A, 35, qui constate le choix entre une amende et/ou des accroissements.
[14] Voy. ég. : C. const., 15 mai 2008, n°79/2008, B.6.2. ; voy. ég. : C. const., 6 juin 2014, n°88/2014, B.8.1. ; C. const., 17 novembre 2022, n°149/2022 ; Cass., 24 mars 2023, F.21.0056.N ; Cass., 23 septembre 2022, F.20.0112.N, juriportal.be ; Cass., 21 septembre 2018, F.17.0141.N, juridat.be ; Cass., 15 octobre 2010, F.09.0081.N/1, juridat.be ; pour une étude, voy. not. : F. Kuty, « Le contrôle de pleine juridiction de la sanction administrative », R.D.P.C., 2024/6, pp. 619 et ss.
[15] Voy. p.ex., récemment : Gand (5e ch.), 24 juin 2025, R.G. 24/AR/339, 4.3, monkey.be (qui confirme le dispositif et les accroissements de 20 %) ; Gand (5e ch.), 6 mai 2025, R.G. 2023/AR/32, monkey.be (qui confirme le dispositif et ordonne la réduction des accroissements de 200 % à 40 %) ; voy. ég., du même jour : Gand (5e ch.), 6 mai 2025, R.G. 2023/AR/32, Fisc., 2025, 1895, 5, avec note de S. Van Crombrugghe, qui a quant à lui posé l’une des nouvelles questions préjudicielles (voir note 2) ; voy. ég. : Trib. Br. w. (14e ch.), 2 juin 2025, R.G. 23/1797/A, monkey.be (qui confirme le dispositif mais ordonne la réduction des accroissements de 100 % à 50 %) ; Trib. Fl. Orientale (6e ch.), 10 avril 2025, R.G. 22/2575/A, monkey.be (qui confirme le dispositif et l’accroissement de 20 %) ; Civ. Brabant w., 27 février 2024, R.G. 22/811/A, Cour. Fisc., 2024/161, avec note ; Civ. Liège, 14 mars 2023, R.G. 22/484, Cour fisc., 2023/255, avec note de W. De Foor, ayant réduit à 9,9 % les accroissements pour écarter le dispositif ; dans le même sens : Civ. Gand, 20 novembre 2023, monkey.be, réformé par Gand, 24 juin 2025, précité ; Civ. Gand, 13 septembre 2022, Cour fisc., 2023/11-15.
[16] Voir, antérieurement : l’art. 56 des lois coordonnées relatives aux impôts sur les revenus, devenu ensuite l’art. 259 du CIR 1964.
[17] Respect. : M.B., 07.07.2017, M.B., 30.06.2021 et M.B., 15.07.2022.
[18] Voy. : Cass., 3 décembre 2021, n° F.21.0059.F ; Cass., 29 septembre 1961, Pas., I, 1962, p. 111 ; Cass., 17 octobre 1977, Pas., 1977, I, p. 199 ; Cass., 4 février 1969, Pas., 1969, I, p. 508 ; contra : Cass., 15 mars 2018, F.17.0004.N ; Cass., 25 septembre 2020, F.18.0137.N ; sur l’historique et les rapports entre les articles 351 et 444 du CIR 92, ainsi que les controverses en cas de tardiveté de la déclaration, voir not. l’intéressante contribution de : E. Van Brustem, « Accroissements d’impôt et déclaration tardive – Divergences de jurisprudence au sein de la Cour de cassation et prévisibilité de la loi (pénale) », R.G.C.F., 2022/6, pp. 396 et ss.
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